Affaire Mohammed al-Durah

Cela fait maintenant plus de neuf ans qu’un reportage de France 2 filmé à Gaza par le cameraman palestinien Talal Abou Rahma, puis monté et commenté par Charles Enderlin, le correspondant de la chaîne en Israël, alimente une polémique médiatique et l’actualité judiciaire. Il s’agit, on l’aura compris, de cette fameuse affaire Al Dura, où l’on aurait vu, au journal du 20 h de France 2, un enfant mourir à Gaza, dans les bras de son père, fauché par des balles en provenance d’une position militaire israélienne, le père étant, lui, grièvement blessé.

Le retentissement mondial de ces images, et leurs conséquences dans le conflit israélo-arabe (déclenchement de l’Intifada, montée de haine anti-israélienne dans tout le monde arabo-musulman, exécution du journaliste américain Daniel Pearl sur un fond de photos d’Al Dura père et fils) leur confèrent le statut d’icône d’un moment intense de l’histoire. Aujourd’hui, avec le recul, on peut affirmer qu’à chaque stade de cette affaire, la direction de France 2 a mis tous les moyens en œuvre pour empêcher la vérité de surgir. Dissimulation des rushes, présentation de « preuves » de blessures de Jamal Al Dura qui se révéleront ensuite être dues à d’autres causes, diffamation des contradicteurs qualifiés « d’extrémistes sionistes », et enfin sabotage conscient – et organisé ? – d’une commission d’enquête concédée de mauvaise grâce au président du CRIF, voilà la liste non exhaustive des manœuvres de la chaîne publique française pour sauver sa réputation, et le soldat Enderlin du déshonneur professionnel qui l’attend.

La stratégie de France 2 dans cette affaire a d’abord été celle du « circulez, y’a rien à voir » lorsque les premiers doutes émis par des militaires israéliens sur l’authenticité de la scène ont été formulés. Ceux qui contestent le reportage de France 2 sont, pour les dirigeants de la chaîne publique, des excités sionistes extrémistes, des « négationnistes » qui veulent salir la réputation d’un journaliste, Charles Enderlin. Ce dernier n’est pas avare de déclarations dans la presse internationale, où il affirme, entre autres, qu’il avait coupé au montage, des scènes d’agonie de l’enfant car elles étaient trop insupportables. Jusqu’au mois d’octobre 2004, la direction de France 2 refusera de montrer ces rushes (images tournées mais non diffusées) à ceux qui en faisaient la demande, notamment Stéphane Juffa, animateur de Metula News Agency, un site Internet israélien francophone qui avait, le premier rendu, publics ses doutes sur l’authenticité du reportage.

Lorsque, en octobre 2004, des journalistes établis, comme le directeur de L’Express Denis Jeambar, le producteur de documentaires Daniel Leconte et moi-même émirent le souhait de visionner ces rushes, Arlette Chabot, directrice de l’information de France 2, ne put faire autrement que de les présenter. Il s’avéra que dans ces 27 minutes d’images, aucune des scènes prétendument insupportables d’agonie n’était présente, et qu’au contraire, l’image finale coupée par Charles Enderlin montrait l’enfant, supposé mort, levant la jambe et tournant la tête en direction de la caméra. Par ailleurs, d’autres scènes montrant des manifestants blessés étaient purement et simplement jouées, ce que reconnaissaient même les représentants de France 2 assistant à la projection. Dès ce jour-là, pour mettre fin à la controverse, je suggérais à la direction de France 2 de faire effectuer une expertise médico-légale indépendante de Jamal Al Dura.

Des journalistes triés sur le volet

En lieu et place de cette expertise, Arlette Chabot demanda à Charles Enderlin et Talal Abou Rahma d’aller filmer les cicatrices de Jamal Al Dura, ce qui fut fait. La projection de ce « reportage » eut lieu en novembre 2004 dans les locaux de France 2 devant des journalistes triés sur le volet. Cette projection eut l’effet escompté : même les plus sceptiques des journalistes présents ne pouvaient nier que le corps de la « victime » présentait des stigmates impressionnants, preuves, selon France 2, des blessures subies le 30 septembre 2000.

Parallèlement, France 2 engageait une série de procédures contre des sites Internet qui avaient repris les informations de Metula News Agency. C’est ainsi, qu’en première instance, France 2 parvint à faire condamner pour diffamation Philippe Karsenty, animateur du site Medias-Ratings. Dès lors, pour France 2, cette affaire était terminée, les détracteurs d’Enderlin confondus et condamnés, l’honneur de la chaîne définitivement sauf. Dans cette perspective, l’appel interjeté par Karsenty ne serait qu’une formalité, confirmant le premier jugement et mettant un point final judiciaire à une affaire qui n’avait que trop duré.

Or, les choses ont tourné autrement. D’abord, face aux nombreuses incohérences de la version de France 2 relevées à l’audience, la présidente de la Cour d’appel exige la projection des rushes à l’audience suivante. La chaîne s’exécute de mauvaise grâce, présentant au tribunal un film de 18 minutes sur 27, donc amputé de 9 minutes. Les passages coupés étaient ceux où les mises en scène de fausses blessures sur des manifestants étaient par trop flagrantes. D’autre part, un élément nouveau était intervenu entre le procès en première instance et l’appel : un chirurgien israélien d’origine française, le Dr Yehouda David, devant l’utilisation mensongère faite par France 2 des cicatrices de Jamal al Dura, se décide à violer le secret professionnel.

Il prouve, dossier médical à l’appui, qu’il avait en 1994 pratiqué plusieurs opérations chirurgicales sur Jamal Al Dura à l’hôpital Tel Hashomer de Tel-Aviv à la suite d’une agression à la hache dont ce dernier avait été victime à Gaza en 1992. Cet élément, ajouté à une expertise balistique accablante pour la thèse de France 2, conduit la Cour d’appel de Paris à débouter France 2 de sa plainte contre Philippe Karsenty le 21 mai 2008.

Pour France 2, c’est la catastrophe : non seulement l’affaire n’est pas close, mais le doute sur l’authenticité du reportage gagne maintenant des milieux qui, jusque-là, avaient accepté la version de la chaîne publique, comme les journalistes Elisabeth Lévy et Gil Mihaely. En juin 2008, ces derniers prennent contact avec Richard Prasquier, président du CRIF, qui organise le 2 juillet une conférence de presse où sont présentés des éléments (films, images, témoignages d’experts) qui mettent sérieusement en question la thèse de France 2. Richard Prasquier invite France 2 à constituer, avec le CRIF, une commission d’experts qui sera à même de faire toute la lumière possible sur cette ténébreuse affaire. Dans un premier temps, Patrick de Carolis rejette cette idée, puis accepte à contre-cœur cette procédure. En septembre 2008, des réunions sont organisées sous l’égide de Patrick Gaubert, président de la LICRA, entre des représentants du CRIF et de France Télévisions pour mettre au point un protocole de mise en place et de fonctionnement de cette commission.

Mais France 2, suivant un adage bien connu de la vie politique française, croit avoir enterré l’affaire en créant une commission. C’était sans compter sur la ténacité de Richard Prasquier qui insiste pour que celle-ci se mette en place.

Au bout de plus de six mois d’inaction, et sous la pression de Richard Prasquier, les dirigeants de France Télévisions affirment qu’ils vont entreprendre les démarches permettant à Jamal Al Dura de venir en France pour être soumis à des examens médicaux. Les mois passent, et ne voyant rien venir, au mois de juin 2009 Richard Prasquier s’enquiert auprès de Patrick de Carolis de l’avancement de la procédure visant à faire venir Jamal Al Dura à Paris. Dans sa réponse, datée du 5 août 2009, Patrick de Carolis explique le retard pris dans l’organisation de la venue en France de Jamal Al Dura par « sa sédentarité contrainte à Gaza », entendez le blocage du territoire par Israël, qui l’empêcherait de venir faire renouveler son passeport à Ramallah. Renseignement pris, il se révèle qu’aucune demande de laissez-passer pour Jamal Al Dura n’a été sollicitée auprès de l’administration israélienne par France 2. Cette dernière, par la voix du ministère des Affaires étrangères, informe Richard Prasquier qu’elle ne mettrait aucun obstacle aux déplacements de M. Al Dura. (1)

Malgré tout cela, au cours de l’été 2009, Charles Enderlin est décoré de la Légion d’honneur, un signe que le pouvoir soutient le journaliste de France 2. Patrick de Carolis, qui brigue un nouveau mandat à la tête de France Télévisions a pris bonne note de la position officielle. Au diable, donc, les accords avec le CRIF, il faut tenir jusqu’à ce que la Cour de cassation se prononce sur l’arrêt de la cour d’appel défavorable à France 2, une décision que l’on espère, cette fois-ci conforme aux vœux de la chaîne.

Demande de passeport fictive

Comme par hasard, en septembre 2008, alors que les discussions sur la commission d’enquête entre le CRIF et France 2 vont bon train, une plainte en diffamation est déposée au parquet de Paris par… Jamal Al Dura contre le journaliste Clément Weill-Raynal et le docteur Yehouda David, qui, dans un article de l’hebdomadaire Actualité Juive, contestent la réalité des blessures prétendument subies par Jamal Al Dura. Dans cette procédure, Jamal al Dura est représenté par Me Orly Rezlan. En dépit de son réel talent, elle aura du mal à faire croire au tribunal et au public que c’est de sa propre initiative que M. Al Dura, de son domicile de Gaza, a pris la mouche à la lecture – en français ! – d’un article d’une publication qui n’est pas diffusée dans le territoire… En fait, Charles Enderlin ne pouvait pas attaquer directement Clément Weill-Raynal, par ailleurs rédacteur en chef à France 3, une entreprise du groupe France Télévisions.

Alors, il instrumentalise Jamal Al Dura pour régler des comptes qu’il n’ose pas régler à visage découvert… Les avocats de Yehouda David et de Clément Weill-Raynal ne vont pas manquer de demander une expertise médico-légale de Jamal Al Dura pour apporter des preuves de la bonne foi de leurs clients. S’il est fait droit à cette demande d’expertise, ce sera alors le bout du chemin pour France 2 et Enderlin, et il n’est pas sûr qu’il les mène à la gloire.

(1) Sollicité par nous de répondre aux critiques de Richard Prasquier et de préciser quelles démarches France-Télévisions avait entreprises pour organiser la venue en France de Jamal Al Dura, son PDG Patrick de Carolis a fait répondre par son attachée de presse qu’il ne « commentait jamais les procédures en cours ». Cela s’appelle, en bon français, se défiler devant des questions gênantes.

L’auteur est journaliste, ancien rédacteur en chef du Monde et a collaboré à Libération. Cet article est initialement paru dans le journal Information juive.

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