Par Rémi Brague, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
(Texte paru dans Critique, avril 2003, n° 671, p.232-251)
Compte rendu de: Les Fondations de l’Islam.. Entre écriture et histoire, Alfred-Louis de Prémare, ed. Le Seuil, Paris, 2000, 535 p.
Un livre récent, dû au savant allemand Christoph Luxenberg [1], a peut-être effectué une véritable percée dans le domaine des études coraniques. C’est pourquoi il m’a semblé valoir la peine de le présenter au public français, qui risquerait de passer à côté [2]. Je suis conscient de n’avoir pour ce faire qu’une légitimité bien légère : si j’ai appris l’allemand, je suis moins arabisant que frotté d’arabe, et j’ignore le syriaque. En conséquence, mon rôle ne peut être ici que provisoire, en attendant mieux.
Au XIXème siècle, on disait par plaisanterie que la première langue sémitique était l’allemand, tant les auteurs
allemands ou de langue allemande (qu’on pense au hongrois I. Goldziher) avaient une position dominante dans les études bibliques et islamologiques. Depuis lors, l’anglais a pris le dessus comme dans bien d’autres domaines, et pour les mêmes raisons.
Cependant, il n’est guère possible de ne pas utiliser les travaux des auteurs de langue allemande. Mais que dis-je, on y arrive très bien ! Dans bien des travaux, il suffit de parcourir la bibliographie pour s’en convaincre…
Quant aux vraies langues sémitiques, il faudrait être aussi savant que Luxenberg en arabe (littéral et dialectal) et en syriaque pour discuter de façon efficace les résultats de ce livre de pure philologie, et de lecture ardue. C’est très loin d’être mon cas. Je ne puis donc prétendre ici que présenter ses résultats, sans pouvoir m’engager dans la discussion critique approfondie qu’ils méritent et exigent [3].
En effet, nous sommes peut-être en présence d’une révolution, d’une révolution tranquille, et opérée
sans jamais enfler le ton. Pour comprendre à quel point, il faut esquisser un panorama de la situation actuelle.
Le problème
Nous croyons disposer aujourd’hui de bien des traductions du Coran. Il y en a de tous les genres, du « scientifique » ennuyeux au poétique supposé « à l’orientale », en passant par l’édifiant ou l’étymologico-fumiste. Et les libraires, dit-on, ont été surpris de voir les ventes s’enfler subitement, après le 11 septembre. Il est de fait que le Coran se vend bien. De là à soutenir qu’on lirait ce que l’on a acheté, il y a un pas, car l’entreprise est ingrate et demande de la part du lecteur non spécialiste un exceptionnel sens du devoir [4]…
Reste à savoir si c’est bien le Coran que l’on lit à travers ces traductions. Et déjà, si c’est bien le Coran que les traducteurs on traduit. Outre les difficultés que doit affronter tout traducteur, il en est en effet une spécifique, préalable, et la plupart du temps invisible. C’est, pour le dire en un mot, de ne traduire que le Coran. Et non pas l’interprétation que la tradition des commentateurs médiévaux a donnée de certains mots ou passages difficiles — et ils ne manquent. De ce point de vue il est d’ailleurs ironique de constater que le musulman arabophone qui lit « son » Coran, qui l’écoute réciter, ou qui le récite lui-même, est exactement logé à la même enseigne que le philologue occidental.
On croit lire écouter, traduire le Coran. En réalité, on ne fait que répéter les interprétations des commentateurs qui à partir de la fin du IXe siècle, en particulier à partir de Tabari (m. 923) ont cherché tout simplement à venir à bout du tissu d’obscurités qui constitue le « Livre clair. » C’est déjà un grand mérite, de la part d’un traducteur de ne pas en dissimuler l’existence derrière de beaux effets de style, vernis lisse, miroir qui ne renvoie que l’image de l’interprète lui-même et interdit de pénétrer jusqu’au sens.
Les traducteurs sérieux sont partis d’une décision de principe, qui es d’éviter l’anachronisme en tentant de n’expliquer le Coran qu’à partir de lui-même et de l’état de la langue arabe telle quelle était au VIIème siècle. On peut en nommer trois, par ordre chronologique :
vers l’anglais, Richard Bell [5],
vers le français, Régis Blachère [6],
vers l’allemand, Rudi Paret [7].
Des travaux consciencieux de ce genre sont les seuls qui méritent le nom de traductions du Coran. Mais ils infestent le texte de toutes sortes de parasites graphiques : parenthèses explicatives, points d’interrogation avouant le caractère hasardeux d’une interprétation, crochets indiquant ce que l’on a ajouté
au texte pour le rendre intelligible. D’où chez le lecteur un découragement certain et la tentation de se rabattre sur des rendus plus lisibles, au besoin en dissimulant sa paresse derrière une invocation au génie poétique des « orientaux ».
Origine et date du Coran
Par ailleurs, nous ne savons pas quand le texte coranique l’on cherche ainsi à comprendre, puis à traduire a pris sa forme définitive.
La tradition musulmane raconte la belle histoire d’un texte noté sur des supports de fortune – les omoplates de chameau ont fait rêver bien des savants. Les divergences entre lecteur voire le risque de disparition violente de ceux-ci pendant les guerres de conquête auraient rendu nécessaire une fixation par écrit. Une
commission réunie par le calife Uthman aura établi un texte définitif envoyé aux principales bases des
conquérants, les autres textes étant alors brûlés.
Les chercheurs occidentaux s’écartent de cette tradition, dans deux directions contraires. Deux livres anglais parus la même année 1977 représentent deux tendances extrêmes.
Pour John Wansbrough, le Coran n’aurait atteint sa forme canonique que deux siècles après la mort de Mahomet [8]. à l’inverse, selon John Burton, il aurait été rassemblé du vivant même de celui-ci [9].
Pourquoi ne pas en rester à la tradition, telle qu’on vient de l’esquisser ? Parce qu’elle ne rend compte que d’une partie des témoignages, qui se contredisent les uns les autres. Le livre de A.-L. de Prémare [10]
nous aide à démêler cet écheveau. Il a en particulier le mérite de réunir et de présenter en traduction, dans un appendice, le matériau brut des textes sur lesquels il se fonde (P, 395-468), dont ceux qui rapportent la
collection du Coran (P, 444-468). Ces données sont «étonnamment contradictoires» (P, 282) quant à
l’identité des personnes qui ont effectué la collecte des textes, de celles chez qui il étaient en dépôt,
ainsi que sur la nature de ceux-ci, recueil ou feuilles séparées (P, 285).
Il semble que la distinction entre le Coran comme Livre de Dieu d’une part, et d’autre part les propos attribués à Mahomet (hadith) ne se soit mise en place que progressivement. Le Coran et certains hadiths seraient comme deux cristallisations d’un même magma. Le Livre de Dieu n’était considéré à l’origine « que comme une sélection des propos de Muhammad » (P, 283). « Le Coran est un ensemble de hadîth sélectionnés pour la récitation publique, et qui est destiné à représenter le livre de Dieu. La constitution d’un Coran semble avoir constitué pour une grande part en cette composition sélective. Ce fut l’une des tâches assumées par les clercs de l’islam tout au long du VIIème siècle de l’hégire » (P, 318).
C’est cette « indécision initiale » (P, 319) qui explique par exemple que l’on retrouve dans le Coran des
prescriptions figurant dans le hadith, mais sous une forme telle qu’elles ne sont compréhensibles que dans un contexte postérieur à la vie de Mahomet. Ainsi, les déclarations tardives de celui-ci, qui ont été regroupées
dans ce qu’on appelle les Discours de l’adieu, recommandent d’observer une trêve rigoureuse pendant les mois sacrés ; ces dispositions sont atténuées dans le Coran lui-même car le contexte nouveau des guerres de conquête aurait rendu absurde le respect de cette trêve (P, 320).
Du coup, la question de l’auteur du Coran n’est pas close. Pour l’islam officiel, cet auteur est Dieu et lui seul, en aucun cas Mahomet, qui n’a fait que recevoir passivement une dictée surnaturelle. Les non-Musulmans ont coutume de parler de Mahomet comme de l’auteur réel, éventuellement inspiré, des textes coraniques. Les traditions anciennes contiennent cependant de quoi suggérer un travail collectif, non seulement de recueil, mais dans la rédaction de certains passages. Dans cette rédaction, un grand rôle semble avoir été joué par le
futur calife Omar, dont le fils aurait dit : « aucun événement ne se produisait, opposant l’opinion des gens à celle de Omar, sans que le Coran ne soit révélé selon l’opinion de Omar » (P, 313-316).
Faits nouveaux
Une science s’est élaborée dans l’Europe de la Renaissance, puis des Lumières, enfin dans le cadre de l’historicisme du XIXe siècle, la philologie. Elle a été appliquée d’abord aux textes des classiques grecs et latins, puis généralisée à tout texte, même moderne ou contemporain, profane ou sacré. L’Ancien et le Nouveau Testament sont disponibles dans des éditions critiques qui se fondent sur la prise en compte systématique des variantes contenues dans tous les manuscrits anciens et témoignages indirects connus. Or, pour le Coran, nous ne possédons rien de ce genre. Les travaux de T. Nöldeke et de ses élèves ont abouti à une monumentale Histoire du Coran, mais l’édition qui devait en sortir n’a pas vu le jour.
Certains manuscrits sont connus, mais dispersés, et encore peu exploités. D’autres n’ont été découverts
que récemment. C’est en particulier le cas d’une trouvaille effectuée en 1972 lors de la reconstruction de la grande mosquée de Sanaa, au Yémen. Une grande quantité de manuscrits de corans ont été découverts.
Certains sont très anciens, probablement de la fin du Vile siècle. Des échantillons des résultats commencent à être publiés, bien timidement [11]. Les versions de ces manuscrits présentent des particularités intéressantes par rapport au texte aujourd’hui officiel. Cela concerne l’ordre des sourates, mais aussi certaines graphies.
La tradition musulmane connaît depuis longtemps l’idée selon laquelle le Coran aurait été révélé selon plusieurs – on dit le plus souvent « sept » – façons de lire. Le mot dont on se sert (ahruf] est l’un des pluriels ambigus d’un mot lui-même ambigu, et il est difficile de préciser de quoi il s’agit exactement. S’agirait-il de voyelles ? Les auteurs musulmans ont recueilli des volumes entiers de « lectures » possibles de certains mots. Ce n’est que par exception qu’ils modifient le sens. En tout cas, les manuscrits de Sanaa présentent des variantes qui ne coïncident pas toujours avec celles que la tradition accepte.
Par exemple, le même signe peut y noter les deux voyelles longues a et i. Rien n’empêche donc de prononcer certains noms propres coraniques de la même façon que leurs équivalents bibliques : Abraham, comme lisait déjà Ibn Mas ùd (P, 304 n. 8) et Satan, et non plus Ibrahim et Shaytan. On comprend aussi pourquoi le nom arabe de la Torah (Tawrâh) s’écrit d’une façon telle qu’il faudrait prononcer tawriyah [12]
Vaincu par sa conquête
II importe aussi de se représenter la distance qui sépare le contexte dans lequel écrivaient historiens et commentateurs et celui dans lequel le Coran a été écrit. Entre le vif et le IXe siècle, la situation des arabes a en effet changé de façon radicale, et avant tout grâce à l’islam. Unifiant les tribus en une force unique, celui-ci a permis en un siècle la conquête arabe. Celle-ci est le plus ancien fait historique que nous puissions constater sur la base de témoignages contemporains des faits. De cette conquête, nous ignorons les causes, et les ignorerons peut-être toujours [13]. Mais les résultats sont là : moins rapide que celle d’Alexandre le Grand, elle fut plus vaste et surtout plus durable. Elle est sans cesse remémorée comme une success-story
miraculeuse, propulsant des bédouins faméliques d’une vie misérable « de sable et de poux (raml waqaml) à une opulence fantastique [14].
Elle soumit les rivages méridionaux de la Méditerranée, et tout le Moyen Orient, y compris des régions de très
vieille culture comme la Perse ou la Mésopotamie.
Or, un paradoxe se présente. Ce qui fut une bénédiction pour ceux qui firent l’histoire devient le malheur de ceux qui l’écrivent. Le monde des débuts de l’islam fut oublié par ceux qui bénéficièrent de son succès [15]. En effet, les musulmans ne se penchèrent sur leur passé qu’à partir du vin’ siècle, soit deux siècles après les événements. Et surtout, après des changements d’une ampleur énorme. Politiquement, d’abord : deux révolutions, celles qui mirent au pouvoir les deux dynasties omeyyade (661), puis abbasside (750). Sans compter le passage, à l’intérieur de la première, des Sufyanides au Marwanides (685), qui fut l’occasion d’un coup de barre capital : l’empire fut désormais administré en arabe, et non plus dans la langue des peuples conquis et par les familles de fonctionnaires déjà en place. Il eut sa monnaie propre, sans image et avec une inscription islamique. Il revendiqua une identité religieuse propre, symbolisée par le Dôme du rocher, à Jérusalem (691) (P, 298-301). Ce sont d’ailleurs les inscriptions sur ce monument qui représentent les plus anciens textes en style coranique que nous puissions dater – « en style coranique », car ils ne coïncident pas toujours exactement avec les lectures du Coran que nous possédons actuellement.
Toutes ces évolutions historiques ont arraché les musulmans au contexte d’origine dans lequel le Coran avait été écrit. En particulier, les grammairiens et commentateurs ne sont pas des Arabes du Hedjaz, mais des Persans vivant à Bagdad. Ils n’ont aucune idée de la société et du système juridique de l’Arabie d’avant l’islam. Et ils ne connaissent pas d’autre langue sémitique que l’arabe. Leurs interprétations continuent à guider celles des contemporains. C’est donc faire un grand pas en avant que de dessiner une image précise de leur univers intellectuel, afin de voir de quel point de vue ils considèrent le texte qu’ils commentent [16].
Mais un fait massif reste là, qui excuse bien des soupçons: les plus anciennes sources musulmanes datées que nous possédions sur l’histoire des débuts de l’islam ne remontent pas à moins de deux siècles des événements qu’ils prétendent raconter. En revanche, les quelques sources non-musulmanes contemporaines des faits nous en présentent une vue assez différente. Ces sources sont depuis peu commodément accessibles, grâce à un gros volume qui les recueille et en donne une traduction anglaise [17].
Le cercle
Quant au Coran, ses plus anciens manuscrits présentent un texte réduit à un simple ductus, qui ne note que les consonnes. Encore est-il dépourvu des points diacritiques que l’arabe écrit comporte aujourd’hui, nul ne sait exactement depuis quand. L’ajout de ceux-ci, seuls ou par deux ou trois, au-dessus ou en dessous de la ligne, permet de distinguer des consonnes à l’écriture identique. Par exemple, les cinq
consonnes b, t, th, n, et y sont représentées par un simple décrochage qui indente une ligne continue. Les signes indiquant les voyelles brèves ne seront ajoutés que bien après.
« On ne sait pas vraiment sur l’initiative de qui, quand et dans quelles circonstances précises furent établies les règles de ponctuation et de vocalisation car plusieurs traditions contradictoires existent sur ce sujet, et l’on parle d’autres personnes qui furent les premières à introduire les points et les voyelles au-dessus et au-dessous des caractères » (P, 296, 458-460). A haute époque, ceux qui indiquent les deux voyelles longues a et i sont encore, soit omis, soit remplacés par une simple indentation. L’ambiguïté qui en résulte est extrême.
On suppose à l’accoutumée qu’une tradition orale continue permettait de la dissiper. Luxenberg montre qu’il n’en est rien : l’existence d’une tradition de ce genre rendrait incompréhensibles bien des récits dans lesquels Mahomet se déclare incapable d’expliquer certains versets, ou donne son aval à plusieurs lectures différentes (L, 19s., 61, 63, 226). Prémare aboutit à la même conclusion : le contexte de la formation du Coran est celui d’une culture de l’écrit : « nous ne sommes pas ici dans un univers de traditions orales, mais dans un univers de scribes compositeurs » (P, 312 et cf. 322, 337).
Les commentateurs prétendent éclairer les versets à partir du contexte dans lequel ils auraient été révélés
(asbâb al-nuzûl). Or, nous ne savons rien, ce qui s’appelle savoir, des circonstances en question. Il se peut fort bien qu’elles aient été inventées justement pour rendre compte de textes devenus incompréhensibles : les
ouvrages islamiques « pour une large part, bâtirent cette biographie [de Mahomet] en vue d’expliquer différents passages du Coran » (P, 10). De la sorte, ce sont les bizarreries du texte coranique qui expliquent les récits qui sont venus les enrober, plutôt que l’inverse.
Les œuvres des poètes antérieurs à l’islam constituent une autre référence des commentateurs. Ceux-ci essayent d’expliquer des termes coraniques par leur usage chez les anciens poètes païens ou chrétiens. Il
faut d’abord accorder que ces textes remontent bien à haute époque, ce qui est loin d’être démontré
(P, 251). C’est ce qu’a rappelé Taha Hussein dans un essai qui fit scandale en son temps, Sur la poésie antéislamique (1927). Ensuite, il arrive souvent qu’on explique ainsi l’obscur par le plus obscur : on interprète un passage d’un poème anté-islamique à la lumière du texte du Coran que l’on veut élucider (L, 13s., 210).
Le recours aux lexicographes et grammairiens arabes nous entraîne dans un nouveau cercle. Ceux-ci font entrer dans leurs compilations des acceptions tirées d’interprétations du Coran. Les dictionnaires arabes comportent encore des entrées qui ne font que consacrer un contresens (L, 88, 113, 153, 170).
Sortir du cercle
La méthode de C. Luxenberg est purement philologique, Elle consiste à expliquer les passages obscurs du Coran sans faire confiance aux commentateurs, grammairiens et lexicographes. Cela ne veut pas dire qu’il les ignore, car il y renvoie constamment. Cela veut dire qu’il les utilise à rebrousse-poil.
Tout dépend en effet de savoir en quelle langue le Coran est écrit. En arabe, comme il le dit lui-même ? Certes. Mais quel arabe? La discussion est déjà ancienne. S’agit-il de la langue commune qui rendait possible les joutes littéraires des poètes anté-islamiques (Nöldeke) ? Ou d’une langue métisse avec une forte proportion d’éléments du dialecte mekkois (Vollers, P. Kahle) [18] ?
Pour Luxenberg, l’arabe du Coran n’est certainement pas l’arabe officiel, tel qu’il sera constitué par les grammairiens des siècles suivants (L, 101). Il s’agit d’une langue intermédiaire, résultat d’un mélange entre l’arabe et le syriaque qui, depuis plusieurs siècles, constituait la langue de culture dans l’espace syro-irakien (L, 299). À tel point que jusqu’au toponyme la Mekke a une étymologie araméenne : la ville basse [L, 300).
Les grammairiens raisonnaient à partir de l’arabe classique dont le Coran était d’ailleurs supposé constituer le chef d’œuvre inimitable. Ils cherchaient donc à expliquer des tournures qui sont en fait, non pas du mauvais arabe, mais du bon syriaque (L, 41, 118). Luxenberg se reconnaît dans ce domaine un précurseur en la personne d’Alphonse Mingana, lui-même chrétien oriental, qui avait attiré l’attention sur les tournures syriaques dans le Coran dans un article qui semble ne pas avoir attiré l’attention [19].
Luxenberg propose donc une méthode en plusieurs étapes [L, 10-15). On ne passe à la suivante que si la précédente n’a pas permis d’élucider un passage obscur. Face à un tel passage, on cherchera successivement :
1) chez les commentateurs musulmans, des interprétations non retenues par les traducteurs occidentaux;
2) dans les dictionnaires arabes classiques, des sens négligés par les commentateurs ;
3) des racines syro-araméennes homonymes aux racines arabes mais dont le sens est différent de celles-ci. 4) On examine ensuite le ductus sans tenir compte des points diacritiques en restant dans le registre arabe;
5) on applique la même méthode, mais en cherchant une racine syro-araméenne ;
6) on retraduit l’arabe en araméen et examine la sémantique au niveau de celui-ci;
7) on cherche des sens méconnus de l’arabe dans les dictionnaires syriaque-arabe du xi° siècle.
Enfin, 8) on cherche si de l’arabe authentique n’aurait pas été orthographié à la syriaque.
Les résultats
L’application de cette méthode confère aux textes un sens plus convaincant. Les phrases se coulent plus harmonieusement dans leur contexte. Bien des détails bizarres venant comme des cheveux sur la soupe, s’évanouissent. Il me faut en donner ici quelques exemples. Je ne puis fournir que les résultats, sans présenter le raisonnement toujours érudit et souvent subtil qui y mène et qui seul les rend plausibles. Le danger de ce procédé est de donner une impression d’arbitraire. On sera bien inspiré de ne pas se hâter de réfuter Luxenberg en se fondant sur ma présentation nécessairement mutilée.
Je présenterai d’abord la traduction française la plus sérieuse, celle de Régis Blachère, puis je traduirai de l’allemand celle de Luxenberg, en mettant en italique les mots dont il restitue le sens à partir du syro-araméen.
Abraham est sur le point de sacrifier son fils (XXXVII, 103-104) :
Or quand ils eurent prononcé le salam et qu’il eut placé l’enfant front contre terre… | Quand ils eurent fini (de préparer le bûcher) et qu’il (Abraham) l'(son fils) eut (placé) attaché sur le bûcher (L, 148). |
Dans la sourate de Marie, Jésus à peine né s’adresse à sa mère pour la consoler (XIX, 24) :
Mais l’enfant qui était à ses pieds lui parla : ne t’attriste pas ! Ton Seigneur a mis à tes pieds un ruisseau. | II l’appela dès après son accouchement : ne t’attriste pas ! Ton Seigneur a rendu ton accouchement légitime (L, 120). |
Enfin, une meilleure compréhension des outils syntaxiques permet de restituer dans son articulation logique une période entière. En voici une, qui figure en XII, 116-117 :
Parmi les générations qui furent avant vous, pourquoi les gens de piété qui interdirent le scandale sur la terre et que Nous sauvâmes, ne furent-ils que peu nombreux, alors que les injustes suivirent le luxe où ils vivaient et furent coupables ? Ton Seigneur n’était pas capable de faire injustement périr ces cités alors que leurs habitants pratiquaient la sainteté, |
Si, parmi les générations qui furent avant vous, il n’y avait pas eu que peu d'(hommes) vertueux– desquels nous avons sauvé quelques-uns – afin de résister au mal sur la terre, de sorte queceux qui prévariquaient persévérèrent dans leurs débordements et furent pécheurs, alors, toi Seigneur ne serait pas venu pour anéantir les villes, si leurs habitants avaient été justes (L, 189). |
De la sorte, l’allusion au récit biblique devient plus claire Abraham marchande avec YHWH (Genèse, 18, 23-32), il s’avère que Sodome n’abritait même pas dix justes, ce pour quoi YHWH la détruit (ib., 19, 24s.), mais épargne Lot et sa famille (ib., 19, 16) (L, 190).
Adieu aux houris
Luxenberg examine à fond un exemple particulièrement intéressant, quoique le résultat de son enquête soit négatif.
Tout le monde connaît les houris, les vierges du paradis qui alimentent tant de fantasmes. Leur existence n’est d’ailleurs pas sans poser quelques difficultés. Les textes eux-mêmes ne sont pas clairs, à commencer par le mot « houri » lui-même. Il vient de hùr in, communément compris comme signifiant « blanches « quant aux » yeux». Or, de beaux yeux ne sauraient être blancs. Seuls ceux des aveugles le sont (XII, 84). Les commentateurs expliquent que le blanc des globes fait ressortir le noir des iris (L, 232). Avec cette logique, on dira que Marilyn Monroe était brune, quand sa peau bronzée faisait ressortir le blond de ses cheveux… Quant à la cohérence du texte, il est dit que les croyants entreront au paradis avec leurs épouses (XXXVI, 56; XLIII, 70), des épouses terrestres, donc. Les pauvres devraient-elles tenir la chandelle pendant que leurs maris s’ébattent avec les houris ? (L, 229).
Les chrétiens tirent souvent argument des houris pour reprocher aux musulmans leur paradis grossièrement matérialiste. Certains musulmans s’en tirent en allégorisant discrètement. D’autres, comme Avicenne, rétorquent que le paradis promis aux chrétiens – la vision de Dieu – pourrait certes convenir à un peuple de philosophes, mais qu’il est trop pâle pour motiver des guerriers et qu’il faut au peuple du tangible [20].
Luxenberg ne craint pas de désespérer Billancourt et nettoie le Coran de ce qu’il considère comme indigne de lui. À propos d’un passage communément compris comme signifiant que personne n’a défloré les houris, on lit un des très rares passages qui, dans ce livre froid, trahissent une émotion : « quiconque lit le Coran en y comprenant un tant soit peu quelque chose ne peut s’empêcher, à ce passage, de se prendre la tête dans les mains. Ce n’est pas la seule ignorance qui est ici responsable. Il faut déjà une bonne dose de culot, dans un livre saint, ce qu’est le Coran, pour s’imaginer quelque chose de tel et pour le prêter au Coran. Nous voulons donc nous efforcer de restituer sa dignité au Coran » (L, 249 et voir aussi 225, 259, 275).
Sous le traitement philologique de Luxenberg, les prétendues houris s’évanouissent. Les passages que l’on Interprétait en ce sens s’avèrent parler non de femmes, mais de… raisins blancs.
Mettons une fois de plus en parallèle les traductions reçues et celles de Luxenberg. Ainsi, XLIV, 54 et LU, 20 :
Nous les aurons mariés à des Houris aux grands yeux. |
Nous les installerons confortablement sous des (raisins) blancs, (clairs) comme le cristal (L, 226). |
Ce passage me permet de donner un exemple pas trop technique de la méthode de Luxenberg. « Nous les avons mariés » traduit zawwajnâhum. Luxenberg suppose rawwahnâhum, dont le ductus ne se distingue de celui du premier mot que par des points diacritiques absents des manuscrits. Le mot fut lu à partir de la conjonction (bi-) qui suit, et suggéra le verbe « marier », lequel régit cette conjonction. Mais la même conjonction, en syriaque, signifie entre autres « parmi, sous. »
Ou encore II, 35 :
[Dans ces jardins, ils auront] des épouses purifiées. | […] toutes espèces de (fruits) purs (L, 242). |
XXXVII, 48-49 :
Près d’eux seront des [vierges] aux regards modestes, aux [yeux] grands et beaux et qui seront comme perles cachées, | Pour eux (seront à leur disposition) (pour qu’ils les cueillent)des fruits pendants (des raisins), (tels) des joyaux, comme s’ils étaient des perles(encore) enfermées dans la coquille (L, 243). |
En fait de joies paradisiaques, le Coran ne connaît donc que le boire et le manger, rien de plus (L, 247). Il ne s’écarte pas sur ce point de la symbolique du banquet eschatologique, présent dans les Écritures antérieures. Voire, il reprend avec Précision une imagerie courante en Orient chrétien, en particulier dans les hymnes sur le paradis d’un auteur qui était très lu dans le milieu d’origine du Coran, le père de l’Èglise syriaque s. Ephrem de Nisibe (L, 234s.).
Des heures arabes
On a depuis longtemps mis en rapport le Coran ave monachisme, tel qu’il existait à l’époque de Mahomet et dans son milieu. La légende musulmane a parlé du moine Bahira qui aurait découvert les signes d’une mission prophétique chez Mahomet encore enfant [21]. La contre-histoire chrétienne, dès Jean Damascène (vers 650-750), a fait valoir que Mahomet aurait fréquenté un moine arien, qu’il ne nomme pas, et qui lui aurait tout soufflé [22]. On a pu interpréter comme l’aveu d’un emprunt le passage suivant « Certes nous savons que [les infidèles] disent : « Cet homme a seulement pour maître un mortel ! » Mais la langue de celui auquel ils pensent est [une langue] barbare, alors que cette prédication est [en] claire langue arabe» (XVI, 105). Luxenberg garde une tradition analogue, mais en se fondant sur un verbe syriaque (L, 87-90).
En tout état de cause, le Coran contient, outre des critiques envers les moines (IX, 31) des mentions qui leur sont favorables (V, 82). Il semble enfin que le fameux verset de la lumière (XXIV, 35-37) décrive une lampe de couvent, selon une thématique familière aux poètes antéislamiques [23].
Le Coran tel que le restitue Luxenberg s’avère contenir des allusions à des prières chrétiennes, pour ne pas dire des citations de celles-ci. Il convient de signaler que l’hypothèse avait déjà été avancée par un autre savant allemand auquel, curieusement, Luxenberg ne fait pas la moindre allusion, Günter Lüling. Le livre de cet outsider avait été publié à compte d’auteur, et n’avait que peu attiré l’attention [24]. Reste qu’il proposait de voir dans plusieurs sourates des hymnes chrétiennes antérieures à Mahomet, et « islamisées » ensuite par des rédacteurs plus tardifs. Parmi celles-ci, il en est que Luxenberg n’examine pas, comme la LV ou la LXXX. Mais il y a aussi la XCVI, qu’il examine. Et l’hypothèse philologique sous-jacente – ne pas tenir compte des points diacritiques – est analogue chez les deux auteurs.
Voici en tout cas la courte sourate 108, selon la traduction de R. Blachère, puis selon celle de Luxenberg.
En vérité, nous t’avons donné l’abondance. Prie donc en l’honneur de ton Seigneur et sacrifie ! En vérité, celui qui te hait se trouve être le déshérité ! | Nous t’avons donné la (vertu de) constance. Prie donc ton Seigneur et persévère (dans la prière) ! Ton adversaire (Satan) est alors le vaincu (L, 275). |
On reconnaît une adaptation d’un passage du Nouveau Testament, la première épître de s. Pierre : «[…] Votre partie adverse, le Diable, comme un lion rugissant, rôde, cherchant qui dévorer. Résistez lui, fermes dans la foi […] » (5, 8s.). Le verset est d’autant plus intéressant qu’il a été repris dans le livre de prière des moines, dans l’office du soir, les Compiles.
Selon la tradition musulmane, la sourate 96 fut la première à avoir été révélée par l’ange Gabriel. Voici à nouveau la traduction de Blachère [25] et celle de Luxenberg.
Prêche au nom de ton Seigneur qui créa qui créa l’homme d’une adhérence Prêche !, ton Seigneur étant le Très Généreux qui enseigna par le Calame Et enseigna à l’Homme ce qu’il ignorait. Prenez garde ! L’Homme en vérité est rebelle parce qu’il se passe de tous. A ton Seigneur pourtant tu retourneras. Penses-tu que celui qui défend à un serviteur [d’Allah] de prier, Penses-tu qu’il soit dans la Direction ou qu’il ordonne la piété ? Penses-tu [au contraire] qu’il crie au mensonge et se détourne [de la vole droite] ? Ne sait-il pas qu’Allah le voit ? Qu’il prenne garde ! S’il ne s’arrête, en vérité, Nous le traînerons [en Enfer] par le toupet de son front, Toupet menteur et pécheur ! Qu’il appelle son clan ! Nous appellerons les Archanges. Prends garde ! Ne lui obéis pas ! Prosterne-toi et rapproche-toi [d’AIlah] ! | Invoque le nom de ton Seigneur, qui a créé, qui a créé l’homme (d’argile) collante; Invoque ton Seigneur digne qu’on l’honore, qui a enseigné par le calame (l’Écriture) à l’homme ce qu’il ne savait pas du tout. Certes, l’homme oublie, quandil voit qu’il s’est enrichi, que (cela) se ramène à ton Seigneur. Quand tu en vois un, qui (veut) empêcher (de prier) un serviteur (de Dieu), quand il prie, crois-tu qu‘il est sur le droit chemin voire qu’il a de pieuses pensées ? (Mais) situ crois qu‘il renie (Dieu) et Invoque-t-il ses idoles, c’est un (dieu) passager qu’il invoquera ! Tu ne dois pas du tout l’écouter, mais rends ton culte et communie (L, 293-296). |
D’autres
sourates, comme LXXIII et LXXIV, rendent un son analogue. On peut les
lire comme des exhortations à la prière, en particulier
à la prière du soir, qui constitueraient ainsi une
sorte de règle monastique (L, 276).
La nature du Coran
II s’ensuit une conséquence capitale quant à la nature même du Coran, pris dans son ensemble.
Le Coran était ce que son nom dit très précisément, une fois qu’on le comprend à partir du syriaque : un lectionnaire(L, 56, 79), c’est-à-dire une anthologie de passages tirés de livres saints préexistants et
adaptés en langue vernaculaire, anthologie faite pour la lecture liturgique (L. 275). C’est ce qu’affirme le début de la sourate XII, qui raconte l’histoire de Joseph (Genèse, 37-50), si on la traduit comme le fait Luxenberg : « Voici les versets
de l’Écriture expliquée ; nous l’avons fait descendre comme un lectionnaire arabe, afin que vous puissiez comprendre. » (XII, 1-2) (L, 80s.) Ou encore XLI, 3 : « Écriture que nous avons traduite comme un lectionnairearabe » (L, 96). Ou enfin LXXV, 17- 18 : « il nous incombe de le (le Coran, le lectionnaire) compiler (à partir d’extraits de l’Écriture) et de l’exposer (en enseignant). Si nous l’avons exposé (en enseignant), suis son exposé (c’est-à-dire la façon dont il t’a été enseigné) » (L, 97).
«Si Coran signifie à proprement parler lectionnaire, on est autorisé à admettre que le Coran ne voulait être compris comme rien d’autre qu’un livre liturgique avec des textes choisis de l’Écriture (Ancien et Nouveau Testaments), et nullement comme un succédané de l’Écriture elle-même, c’est-à-dire comme une Écriture indépendante. D’où les nombreuses allusions à l’Écriture, sans la connaissance de laquelle le Coran pourrait sembler à son lecteur être un livre scellé de sept sceaux » (L, 79).
Le livre par excellence dont il est question bien des fois, la « mère du livre » (III, 7 ; XIII, 39 ; XLIII, 4), c’est-à-dire le texte original, n’est autre que la Bible elle-même. Luxenberg traduit ainsi III, 7 : « C’est Lui qui a fait descendre sur toi le livre. Une de ses parties consiste en versets précis, qui (sont quasiment) l’Écriture originale (elle-même), et (une partie) en d’autres (versets) de même sens. » (L, 82) II se peut que ce qui est vise ici soit l’Écriture canonique et ce qui lui ressemble, a savoir les textes apocryphes (L, 83).
On notera une conséquence capitale : si Luxenberg a raison, le Coran ne prétendait pas remplacer la Bible, mais en fournir une version intelligible aux arabes de l’époque. Il ne se présentait donc pas comme une révélation immédiate (L, 100). De la sorte, la doctrine de la dogmatique islamique postérieure selon laquelle une révélation serait «abrogée» naskh) et « remplacée » (tabdîl) par une révélation postérieure (l’Évangile remplaçant la Torah),
jusqu’à la révélation définitive coïncidant avec l’islam, perdrait son fondement.
Le milieu d’origine
La question qui se fait jour est alors celle du rapport des textes coraniques avec la personne de Mahomet et les événements racontés dans sa biographie traditionnelle. Ce rapport, qui semble massif, a dans le Coran lui-même des bases textuelles fort ténues. Rappelons par exemple que les noms autour desquels tourne la biographie de Mahomet n’y figurent que rarement : la Mecque une seule fois (XLVIII, 24) – et non pas jamais, comme A.-L. de Prémare l’écrit par distraction
(P, 101 n. 42), Yathrib (plus tard Médine) une seule fois (XXXIII, 13s.), les Quraysh une seule fois (CVI, 1) (P, 69), le nom même de Muhammad deux fois (III, 144 ; XLVII, 2). Toutes les autres identifications relèvent de la tradition postérieure. On a formulé à ce propos des soupçons qui peuvent paraître relever de l’hypercritique, mais qui ne sont pas totalement en l’air.
Ainsi, le cadre même de l’histoire de l’islam primitif ne va pas de soi. Par exemple, en ce qui concerne la base de départ des conquêtes, Yathrib (P, 99-104). La biographie de Mahomet nous parle des trois tribus juives de Médine (nom postérieur de Yathrib) avec lesquelles il dut composer avant de les chasser ou de les massacrer. Or, aucune source juive ne signale la présence d’une communauté dans cette ville. Le centre de gravité
réel de cette histoire aurait-il été les confins Nord du désert d’Arabie ? Et ce ne serait qu’en un second temps qu’il aurait été comme « descendu » vers le Sud [26]. Certains indices le suggèrent. Par exemple, les trois déesses païennes mentionnées dans les fameux « versets sataniques » sont bien attestées dans l’épigraphie jordano-syrienne, alors que nous n’avons rien de tel dans le Hedjaz (P, 234 n. 20).
Le personnage central de la geste n’est pas non plus si clair. Jusqu’au nom de celui que nous appelons Mahomet : le mot muhammad est pour la grammaire un participe passif à sens d’adjectif : « loué ». Ne serait-il qu’une épithète qui aurait fait oublier le vrai nom du chef des conquérants [27]?
Il se pourrait que certains textes soient en fait antérieurs au prophète, qui les aurait simplement repris comme des citations. On l’a déjà soupçonné pour certains textes brefs, comme les deux dernières sourates, qui
sont des formules magiques (P, 271). En serait-il de même pour les textes liturgiques dégagés par Luxenberg ?
S’il en était ainsi, la question du cadre concret (Sitz im Leben) du Coran se reposerait à nouveaux frais. Quelle communauté faut-il supposer comme milieu de la rédaction de tout ou partie du Coran ? Luxenberg mentionne la possibilité d’une origine judéo-chrétienne à titre d’hypothèse (L, 296), mais il se refuse à franchir les bornes de la pure philologie.
L’hypothèse n’est pas nouvelle. Il semble qu’elle ait été lancée au début du XXe siècle par le grand historien
protestant des dogmes chrétiens A. von Harnack. Elle fut entre autres reprise par Hans-Joachim Schoeps, l’historien juif du judéo-christianisme, qui conclut un paragraphe sur « Les éléments ébionites dans l’islam », et avec lui tout son livre, par une phrase soulignée : « il résulte de cela un paradoxe d’une envergure vraiment à la mesure de l’histoire du monde : le fait que le judéo-christianisme, s’il a bien disparu de l’Église chrétienne, s’est maintenu dans l’islam et se prolonge dans certaines de ses impulsions directrices jusqu’à nos jours [28]. » Je rappelle ici que le savant israélien S. Pinès a cru retrouver les traces de milieux judéo-chrétiens qui auraient survécu jusqu’au IXe siècle en terre d’islam [29].
Quant au contenu doctrinal, la conception que le Coran se fait du Christ rappelle en effet la christologie des judéo-chrétiens. En revanche, il reste une grosse difficulté : nous n’avons pas de traces d’un lien direct entre le groupe judéo-chrétien expulsé de Jérusalem vers 66 et les événements situés six siècles plus tard.
Quoiqu’il en soit de ces spéculations, les livres de A.-L. de Prémare et de C. Luxenberg se complètent. Le premier redonne toute son épaisseur chronologique et humaine au processus de formation des textes fondateurs de l’islam. Le second propose une méthode de lecture desdits textes, et la rend plausible par des résultats parfois spectaculaires. Je suis bien incapable de prédire ce qui, du livre de Luxenberg, sera l’objet du consensus des savants et ce qu’il faudra en rejeter comme trop aventureux. Il se pourrait en tout cas qu’un pas en avant capital ait été réalisé.
- [*] NDLR : Rémi Brague rend ici compte d’un ouvrage signé de Christoph
Luxenberg. Il nous a paru intéressant par les problèmes de langue (et de traduction) qui intéressent la compréhension et l’interprétation du Coran. Il a connu un retentissement mondial qui se signale tant par des débats internes aux Études coraniques que par des répercussions idéologiques dont la présentation et a fortiori la synthèse excéderaient l’objet comme les objectifs de Texto!.
Notes
1 Je cite : L, suivi du numéro de la page.
2 Mon moteur de recherche sur Internet ne connaît aucune page en français dans laquelle le nom de C. Luxenberg soit mentionné, contre plusieurs dizaines en allemand et anglais. Je dois moi-même la connaissance du livre à une mention rapide dans un article de C. Gilliot paru dans Notre Histoire, 195 : « L’islam dans son texte. Le Coran », 2002, p.25.
Pour un premier compte rendu, voir R. Nabielek, « Weintrauben statt Jungfrauen aïs paradiesische Freude : zu einer neuen Lesart des Korans und ihrem Stellenwert innerhalb der modemen Koranforschung », IriformationsprojektNa.herundMittlererOsten., 23-24, 2000, p. 66-72.
4 Voir Carlyle, On Heroes. Hero-Worship, and the Heroic in History (1843), ch. 2, éd. Everyman, 1908, p. 299.
5 The Qur’an. Translated, with a critical rearrangement of the Surahs, Edimbourg, 1937 et 1939, 2 vol.
R. Blachère, Le Coron. Traduction selon un essai de reclassement des sourates, Paris, Maisonneuve, 1949-1950, 3 vol. XV-1240 p.
7 7. Der Koran. Übersetzung, Stuttgart et al., Kohlhammer, 1962, 524 p.
8 John E. Wansbrough, Quranic Studies. Sources and Methods of Scriptural Interpretation, Oxford, Oxford University Press, 1977, XXVI-256p.
John Burton, The Collection of the Quran, Cambridge, Cambridge University Press, 1977, VII-273 p.
10Je cite : P, suivi du numéro de la page.
11 Gerd R. Puin, « Observations on Early Qur’an Manuscripts in San’a », S. Wild (éd.), The Qur’an. as a Text, Leyde, Brill, 1996, p. 107-111 ; H.-C. Graf von Bothmer, K.-H. Ohlig, G.-R. Puin, « Neue Wege der Koranforschung », Magazin Forschung (Universität des Saarlandes) 1, 1999, p. 33-46.
12 Puin, dans op. cit., p. 40a.
13Voir Fred McGraw Donner, The Early Islamic Conquests, Princeton, Princeton University Press, 1981, p. 267-271.
14 Al-Amiri, al-Iclàm, p. 173s., cité dans T. Nagel, Stoat und Glaùbensgemeinschaft im Islam. Geschichte der politischen Ordnungsvorstellungen der Muslime, Zurich et Munich, Artemis, t. 1 : Von den Anfängen bis ins 13. Jahrhundert, 1981, p. 57-58 ; P. Crone et M. Hinds, God’s Caliph. Religious Authority in the first centuries of Islam, Cambridge U.P., 1986, p. 105.
15Voir les réflexions de méthode de P. Crone, Slaves on Horses : the evolution of the Islamic Polity, Cambridge U.P., 1980, p. 3-17.
16 Voir C. Gilllot, Exégèse, langue et théologie en islam : l’exégèse coranique de Tabari (m. 311 /923), Paris, Vrin, 1990, 320 p.
17 Voir Robert G. Hoyland, Seeing Islam As Others Saw It. A Survey and Evaluation of Christian, Jewish and Zoroastrian Writings On Early Islam, Princeton, The Darwin Press, 1997, XVIII-872 p.
18 Voir Nabielek, loc. cit. , p. 70b.
19 A. Mingana, Syriac influence on the style of the Kur’an », Bulletin of the John Rylands Library, 2, 1927, p. 77-98.
20 Avicenne, Epistola sulla vita futura, éd. F. Lucchetta, Padoue, Antenore, 1969, p. 94-96.
21 Voir Encyclopaedia of Islam, s.v. Bahira, t. 1, 922a-923;
22 Jean Damascène, Sur les hérésies, 100 [PG, 94, 764a] éd. B. Kotter, Die Schriften des Johannes v. Damaskos, Berlin et al. De Gruyter, t. 4, p. 60 ; français R. Le Coz dans Écrits sur l’islam
Cerf, 1992, p. 210s.
23 Voir Encyclopaedia of Islam, s.v. Rahbaniyya, t. 8, 397a.
24 G. Lûling, Ûber den Ur-Qur’an. Ansàtze zur Rekonstruktion vorislamischer christlicher Strophenlieder im Qur’an, Erlangen, H. Lûling, 1974, XII-542 p. Pour des recensions en français, voir M. Rodinson, Der Islam, 54, 1977, p. 321-325 et C. Gilliot, Arabica, 30, 1983, p. 16-37.
25 25. Blachère divise la sourate en deux morceaux, les cinq premiers verset et la suite ; voir p. 9s. et 91s.
26 Hypothèse de M. Cook et P. Crone, Hagarism. The Making of the Islamic Empire, Cambridge University Press, 1977, p. 24s.
27 Hypothèse de A. Cheikh Moussa rapportée dans J. Chabbi, Le Seigneur des tribus. L’islam de Mahomet, Paris, Noêsis, 1997, p. 572 n. 400.
28 A. v. Hamack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, vol. 2 : Die Entwicklung des christlichen Dogmas, I, 4, Tùbingen, 1909, p. 537 ; H.-J. Schoeps, Théologie und Geschichte des Judenchristentums, Tùbingen, Mohr, 1949, « Ebionitische Elemente im Islam », p. 334-342, cit. p. 342 ; voir aussi l’article touffu de M. P. Roncaglia, « Éléments ébionites et elkasaïtes dans le Coran », Proche-Orient chrétien, 21, Jérusalem, 1971,p.101-126.
29 Voir les articles recueillis dans le t. 4 de ses Collected Works : Studies on the History of Religions, Jérusalem, Magnes Press, 1996, p. 211-486.